Biographie

Henri Laborit est né à Hanoi en 1914.

Suivant les traces d'un père trop rapidement disparu, il s'oriente vers la médecine et devient chirurgien de la Marine.

Confronté au problème du choc opératoire et de l'absence de moyens thérapeutiques suffisants durant la guerre de 39-45, il développe ses propres méthodes et se met bientôt a dos sa hiérarchie, tant militaire que professionnelle. Son audace lui fermera la porte d'une brillante carrière au service de l'Etat, mais lui permettra de s'engager à fond dans la recherche.

En 1950, il s'intéresse à la Chlorpromazine, que l'on peut définir comme étant le premier tranquilisant au monde.


Presque simultanément, il met au point l'hibernation artificielle, qui allait révolutionner la chirurgie. Jusqu'à sa mort en 1995, Laborit travaillera inlassablement dans le domaine de la recherche en micro-biologie, biochimie, parsemant sa route de découvertes fondamentales qui permettront l'évolution de la médecine dans des domaines aussi divers que l'anesthésie, la cardiologie ou encore la psychiatrie.

Ces observations l'amèneront à développeer des théories extrêmement importantes relativement au comportement humain. Refusant d'entrer dans le jeu protocolaire de ses confrères français, il sera tenu à l'écart du monde scientifique hexagonal, tandis que les Américains lui décerneront leur plus haute distinction scientifique, le prix Albert LASKER.

Fuyant diktat et "tradition" de la France scientifique "officielle" engoncée dans ses certitudes, il monte, en 1958, son propre la laboratoire de recherche et parvient à le financer qu'à travers la vente de brevets à l'industrie pharmaceutique, brevets relatifs aux travaux qu'il mène avec son équipe. C'est le laboratoire d'Eutonologie à l'hôpital Boussicaut. On ne lui pardonnera jamais cette indépendance d'esprit et son décès, le 18 mai 1995, n'a suscité quasi aucun commentaire du monde scientifique et de l'Etat français.

Le grand public ne le découvre réellement qu'en 1980, lors de sa prestation dans le film d'Alain Resnais, film dont il est par ailleurs l'instigateur involontaire. Tout au long de ce film, il donne des "clés" biologiques expliquant le pourquoi du comportement des protagonistes. Depuis les années '60, son soucis de s'adresser au plus grand nombre, le pousse à publier de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, relatifs aux comportements humains, expliquant inlassablement les mécanismes de fonctionnement de l 'individu, mis en situation sociale.

Bien qu'assez difficiles d'accès, ses livres sont autant de révolutions et de mises en pièces de l'argutie traditionnelle relative à la "nature humaine" et ses déviances. Au fond, le message est simple : Avant de juger ou d'expliquer ou d'excuser, il faut d'abord tenter de comprendre comment l'Homme fonctionne. Avant d'assommer l'enfant avec des lois, des réglements, des contraintes hiérarchiques, il faut lui donner les "clés" de sa propre conscience.

Bref, de nos jours, on dirait qu'il faut responsabiliser l'individu. Ce qui selon Laborit signifie lui expliquer ce qu'il est AVANT TOUTE CHOSE : Un être vivant ayant pour unique but la sauvegarde de sa structure biologique dans son environnement.

Henri Laborit fut notamment l'auteur, dans les années '70, d'une série de conférences très suivies par certains urbanistes et architectes, concernant les rapports de l'Homme face à la ville. Il a d'ailleurs exprimé la synthèse de ces observations dans un ouvrage intitulé "L'Homme et la Ville".

Toutefois, ses écrits les plus populaires restent "La Nouvelle grille", "Eloge de la fuite" et "Dieu ne joue pas aux dés", ouvrages qui parcourent le vaste monde du comportement humain et des origines de l'espèce. Dans les dernières années, Laborit a publié quelques ouvrages au ton plus personnel, dans lesquels il parle de son extraordinaire carrière professionnelle et humaine avec un humour et une humilité qu'on aimerait retrouver plus souvant dans monde scientifique. Ce sont notamment "La Vie antérieure" et "Une vie", dernier livre d'entretiens, sorte de synthèse de ce parcours exceptionnel.

Loin des honneurs, loin du pouvoir et des feux de la rampe, il a avancé, inexorablement le long du chemin qu'il s'était fixé, jusqu'à son dernier souffle. Une vie vouée à la compréhension de lui-même et de ses semblables. Un bel exemple de dévouement et de désintéressement. Combien de fois a-t-il refusé des ponts d'or qu'on lui proposait (surtout aux USA), préférant l'indépendance de pensée et de travail, au mirage de la fortune.

Normalité

"La connaissance des jugements de valeur, sécrétions du cerveau des générations précédentes, celle de la structure et du fonctionnement de ce cerveau, même imparfaite, étant acquise, chaque homme saura qu'il n'exprime qu'une motivation simple, celle de rester normal. Normal, non par rapport au plus grand nombre, qui, soumis inconsciemment à des jugements de valeurs à finalité sociologique, est constitué d'individus parfaitement anormaux par rapport à eux-mêmes. Rester normal, c'est d'abord rester normal par rapport à soi-même. Pour cela, il faut conserver la possibilité "d'agir" conformément aux pulsions, transformées par les acquis socioculturels, remis constamment en cause par l'imaginaire et la créativité. Cette action devra éviter l'affrontement car de ce dernier surgira forcément une échelle hiérarchique de dominance, aliénant le désir à celui des autres. Se soumettre c'est accepter, avec la soumission, la pathologie psychosomatique qui découle forcément de l'impossibilité d'agir suivant ses pulsions."

Révolte

Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle est réalisée en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte seule aboutit à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite, seul comportement permettant de demeurer normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir, en cherchant à établir leur dominance individuelle, de groupe, de classe, de nation, de bloc de nations,..."(Eloge de la fuite, Folio Essais, 1976, pages 16-17)

Jacques Languirand rencontre Henri Laborit

J.L. – Je voulais vous dire, M. Laborit, qu'on retrouve dans votre essai biographique un certain nombre de vos théories, appliquées à vous-même et j'ai trouvé ça très honnête mais aussi, d'une certaine façon, très courageux.

H.L. – Vous permettez que je vous interrompe...? Le courage, je n'y crois pas. C'est la motivation. Le courage c'est un apprentissage culturel; on vous apprend à être courageux: "Tu seras un homme, mon fils", etc. Je ne suis pas courageux, j'essaie d'être naturel et je suis motivé.

J.L. – Mais la motivation, vous définissez ça quelque part comme la volonté.

H.L. – Oui? Il n'y a pas de volonté non plus... On est motivé, soit par une pulsion très primitive, soit par un apprentissage culturel qui fait considérer qu'il faut, pour être heureux, faire telle chose.

J.L. – Vous avez pensé que pour être heureux il fallait être honnête... et dire à votre lecteur par exemple que vous aviez vous-même subi ces conditionnements dans votre enfance, théorie qui est si importante dans votre œuvre. Je trouve par exemple ici, dans ce passage dans l'introduction – l'ouvrage dont je tire ces citations, pendant cette conversation s'intitule: Henri Laborit, La vie antérieure paru aux Éditions de l'Homme, livre tout à fait remarquable d'ailleurs – vous dites à un moment: "Quand on a passé 40 ans de sa vie à observer les faits biologiques et quand la biologie générale vous a conduit à travers l'étude du système nerveux vers celle des comportements, un certain scepticisme vous envahit à l'égard de toutes relations d'une expérience vécue exprimée dans un langage conscient. La seule certitude que nous pouvons en retirer c'est que toute pensée, tout jugement nous concernant ou concernant ceux que nous avons rencontrés sur notre route, toute analyse logique de notre vécu n'exprime que nos désirs inconscients, nos automatismes culturels, la recherche plus souvent d'une valorisation de nous-mêmes à nos yeux et à ceux de nos contemporains. J'aimerais que vous nous parliez un peu de ça, c'est-à-dire de ces conditionnements parce que vous accordez beaucoup d'importance à ces conditionnements. L'idée au fond que j'ai derrière la tête c'est de vous demander dans quelle mesure vous croyez qu'on puisse d'une certaine façon s'en libérer... vous avez l'air d'afficher un certain scepticisme...?

H.L. – On ne peut pas s'en libérer.

J.L. – Totalement, sûrement pas...?

H.L. – Tout ce qui est automatisme est inconscient. Comment voulez-vous vous libérer de quelque chose qui n'est pas conscient, que vous ignorez.

J.L. – Si on en prend conscience?

H.L. – C'est bien ce que j'ai essayé de faire mais ça n'est pas très commode. Il faut justement avoir déjà une notion très précise, relativement précise, du fonctionnement d'un cerveau pour savoir ce qui déclenche des automatismes, de son inconscient et de ce qui est conscient... Je prends un exemple. Un pianiste de concert... Il est conscient d'une certaine difficulté qu'il a à résoudre; il va, pendant des semaines et quelquefois des mois, répéter la même phrase sur son piano. Or, il est parfaitement conscient. Ce qu'il désire, c'est finalement ne plus avoir cette conscience et que ça devienne strictement automatique parce qu'à ce moment-là, automatisé, il n'y pense plus. Immédiatement, il fait le trait qui lui paraissait si difficile au départ et il a son champ de conscience qui est libéré pour interpréter l'œuvre, pour donner une sonorité par exemple qui lui permet d'exprimer sa propre affectivité. Il est conscient à un nouveau niveau de conscience. Et ce nouveau niveau de conscience, il ne l'atteint que parce qu'il est entièrement automatisé et qu'il est devenu inconscient de ce qui était au départ. Vous comprenez? L'enfant c'est exactement pareil. On met ce qu’il faut dans le crâne d'un enfant qui ne sait pas marcher pour qu'il apprenne... tout s'apprend. Il ne sait pas parler, alors on met dans son crâne un certain nombre d'automatismes: tu feras ça et tu seras récompensé, tu feras ça et tu seras puni; ça c'est beau, ça c'est laid, ça c'est bien, ça c'est mal, etc. Finalement, ça devient strictement automatique et son comportement, son action dans l'environnement, ses pensées sont entièrement automatisés donc inconscients.

J.L. – C'est finalement ce qui vous fait dire à quelques reprises dans votre œuvre que nous sommes les autres...

H.L. – Exactement. Un enfant qu'on abandonne en dehors de tout milieu humain, on en a quelques exemples, il y a eu celui de l'empereur de Prusse entre autres, ça ne devient jamais un homme; il ne sait pas marcher, ni parler, il a un comportement animal, ce n'est pas un homme. Donc être homme, ça demande d'être un être social qui a dans son système nerveux, nous disons "engrammé", accumulé, avec des traces matérielles qui sont la mémoire, tout l'apprentissage des générations qui l'ont précédé et de celle dans laquelle il vit.

J.L. – Estimez-vous que l'explication biologique que vous donnez maintenant recoupe la théorie de l'inconscient de Freud, d'une certaine façon, lorsqu'il parle de refoulement?

H.L. – Non. Je l'ai écrit dans un bouquin qui s'appelle: L'inhibition de l'action. Pour moi l'inconscient est beaucoup plus vaste que l'inconscient freudien. Pour Freud, c'est le refoulement, ce qui ne peux pas s'exprimer, qui serait trop douloureux à exprimer et qui aboutit à une inhibition de l'action. On le refoule c'est-à-dire qu'on essaie de ne plus y penser et ça devient l'inconscient. Alors que pour moi l'inconscient, c'est ce qu'on appelle le conscient... Nous ne sommes qu'inconscience, nous ne sommes qu'automatisme. Croyez-vous que je suis conscient de la façon dont je parle actuellement, de la façon dont j'associe les monèmes, les phonèmes... non, ma langue est strictement inconsciente. Ce que j'essaie et dont je suis vaguement conscient c'est une petite écume très superficielle qui est une sémantique d'un message que je veux passer à mes contemporains. Mais qu'est-ce que c'est que ce message? J'ai dans mon cerveau des voies nerveuses qui sont codées par mon apprentissage antérieur et je me suis fait un modèle du monde – tout le monde se fait un modèle du monde mais pour que l'autre puisse y participer, c'est-à-dire se soumettre à ce modèle, il a besoin du langage – et le langage au fond, une phrase, c'est un modèle – d'un modèle interne, d'un modèle nerveux et alors on va transformer le cerveau de l'autre pour que votre modèle personnel s'applique au sien. Nous ne sommes que les autres bien sûr parce que nous avons en nous tout ce que les générations précédentes ont accumulé. Nous essayons dans le monde où nous ne sommes qu'un point d'espace et du temps qui est strictement unique pour chaque individu mais où rentre où pénètre son environnement immédiat et son environnement médiat, celui à longue distance aussi... actuellement avec les mass-médias, c'est le cas de le dire, le monde entier pénètre dans le système nerveux. Donc nous ne sommes que les autres et nous essayons, avec ce que nous ont apporté les autres qui est spécifique à nous-mêmes, nos sommes uniques, nous essayons de transmettre notre image du monde et d'y faire participer les autres de façon à ce qu'ils soient d'accord avec nous.

J.L. – Diriez-vous cependant qu'on n'accepte pas toutes les informations ou tous les conditionnements qu'on nous communique ou dont on est l'objet. La personnalité c'est quoi par rapport aux autres?

H.L. – On n'accepte pas. D'abord ce que nous disent les autres n'est entendu et compris que si ça s'accorde avec ce que nous savons déjà. Si ça ne s'accorde pas, ça ne devient que ce que les linguistes appellent "signifiant", ça ne signifie quelque chose que si nous pouvons le mettre en rapport avec un apprentissage antérieur.

J.L. – On revient toujours à la mémoire alors?

H.L. – Exactement. Dans le film de Renais, je dis: "Un être vivant, c'est une mémoire qui agit." Dans un discours quelconque, dans une opinion émise, nous retenons simplement ce qui correspond à ce que nous savons déjà. On peux l'enrichir d'ailleurs mais ça n'est valable que si ça s'accorde. Finalement, on entend que ce qu'on veut bien entendre.

J.L. – Vous parlez beaucoup de l'enfance, vous parlez également de l'adolescence mais un peu moins il me semble. J’aimerais que vous me disiez ce que vous pensez de cette période de la vie, l'adolescence, au cours de laquelle on est naturellement enclin – ce qui paraît être le propre de l'être humain, et que les animaux n'ont pas – à contester l'information ou l'enseignement reçu, à le remettre en question pour le reprendre ensuite très souvent mais enfin... Est-ce que cette période de contestation n'est pas une tentative de l'individu de se libérer d'une certaine façon des autres pour s'affirmer?

H.L. – Je dirais que c'est une tentative de l'individu à s'assujettir à ses propres envies et à ses propres désirs.

J.L. – À se reconnaître à travers les autres qu'il porte en lui?

H.L. – Oui, mais à répondre... je fais une distinction – nous faisons une distinction parce que je pense que nous sommes d'accord – entre l'envie et le désir. L'envie... pour faire comprendre, je dis souvent: on a envie d'une femme, on ne désire pas une femme... quand on est homme.

J.L. – C'est intéressant ça... j'aimerais que vous m'expliquiez ça!

H.L. – L'envie... les animaux ont des envies, des envies sexuelles, des envies alimentaires, des envies de tout.

J.L. – Le désir est une représentation?

H.L. – Le désir, c'est proprement humain; l'animal ne peut désirer. C'est une construction imaginaire symbolique qui ne peut exister que par un apprentissage. Je cite en général, pour me faire comprendre, le poème de Verlaine: "Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d'une femme qui m'aime et que j'aime et qui n'est jamais ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre..." c'est tout le narcissisme du poète. Mais d'autre part, "qui n'est jamais tout à fait la même, ni tout à fait une autre" là c'est un désir de quelque chose que l'on imagine et que l'on ne trouvera jamais mais qui s'enrichit avec chaque expéopre structure d're. Plus la mémoire est riche et abondante, plus le processus imaginaire peux être riche et abondant.

J.L. – Ça c'est le désir... Est-ce que les autres crises de la vie, je pense en particulier, par exemple, à celle du milieu de la vie, ne sont pas encore une fois une tentative de se retrouver par rapport aux autres, c'est-à-dire de s'affranchir relativement des autres que nous portons en nous, de s'affirmer plus par rapport aux autres?

H.L. – Vous avez raison bien sûr... c'est que nous sommes enfermés dans des automatismes culturels, des jugements de valeur, et quand ça ne correspond pas à nos pulsions, quand ça ne correspond pas exactement même à notre apprentissage culturel parce que finalement la culture, elle, évolue chaque jour avec l'ensemble humain dans lequel on est plongé, d'une part la culture du Pacifique Sud n'est pas celle de l'Europe ou de l'Amérique et celle de l'Europe n'est pas celle de l'Amérique... Nous sommes plongés dans un ensemble qui veut, qui pour maintenir sa propre structure d'ensemble social, exige que nous soyons conformes à ces relations – une société ça ne se touche pas, c'est un être mythique... la société... c'est un ensemble de relations Mais entre les individus d'un espace géoclimatique et finalement cette structure, ces relations tendent à se perpétuer. Si elles ne correspondent pas à ce que vos pulsions, vos envies, vos désirs voudraient vous pousser à faire ou à être pour être bien dans votre peau, à ce moment-là vous le contestez. Et vous êtes anti-quelque chose... Mais il est très rare que vous apportiez vraiment quelque chose de neuf parce qu'en général, c'est du déjà vécu.

J.L. – Ce qui nous rend tellement conformiste, d'après ce que je comprends, c'est le désir d'être aimé... Vous dites à un moment: "J'éprouve, comme tout un chacun, un grand désir d'être aimé."

H.L. – Bien sûr. C'est Narcisse. Pour moi le plus grand mythe humain, c'est Narcisse. C'est le gars qui... à partir du moment où nous avons fait notre schéma corporel pendant les deux premières années – vous ne vous souvenez pas de vos deux premières années parce que vous ne saviez pas que vous existiez dans un milieu différent de vous, ça s'apprend aussi... la notion d'objet, elle n'est pas innée, il faut associer les choses, je n'entrerai pas dans les détails – à partir du moment où vous avez fait votre schéma corporel, (le miroir de Lacan), vous vous apercevez que le monde, vous avez découvert en général au début le principe du plaisir, très freudien d'ailleurs, c'est-à-dire que votre équilibre biologique, que nous commençons à bien comprendre, est réalisé par l'intermédiaire des autres qui s'occupent de vous et vous ne savez pas que ce sont les autres; vous êtes dans ce que les psychiatres appellent: votre moi-tout, vous êtes l'univers... Et puis un beau jour, vous vous limité dans l'espace, vous vous apercevez que vous êtes tout seul et vous découvrez ce que Freud a appelé: le principe de réalité et vous découvrez que votre mère, c'est pas vous. L'odeur de la mère, le contact de la mère, tout ça c'était quelque chose qui faisait votre bonheur, votre plaisir et vous vous apercevez que, devant la glace (c'est l'exemple que prend Lacan), que vous êtes dans les bras de votre mère et vous découvrez que vous êtes vous et pas votre mère. Vous vous apercevez que votre mère a des relations avec un monsieur moustachu ou barbu... et qu'elle a des relations aussi avec d'autres êtres vivants, vos frères et soeurs, mais enfin... On vous prend votre objet gratifiant et vous découvrez d'un seul coup... on vous prend ce qui vous faisait plaisir et que vous croyiez être vous. À ce moment-là vous découvrez la jalousie, l'amour malheureux, l'œdipe, etc.

J.L. – Et toute la vie, pensez-vous, nous allons essayer de rechercher cette relation là?

H.L. – On revient à Narcisse. Narcisse, ce qu'il cherche c'est l'autre. Et quand il se penche sur l'eau du lac, c'est lui-même. Il ne trouvera que lui-même parce qu'il est enfermé dans sa peau.

J.L. – Vous parliez tout à l'heure de modèle qu'on bâtit, de la perception qu'on a du monde, etc. Il s'agit en fait de représentations. Vous dites à un moment: mon père fut pour moi la plus belle création de mon imaginaire – je trouve cette phrase extraordinaire. C'est-à-dire qu'il n'existe pas autrement pour vous que de la façon dont vous l'avez construit.

H.L. – Je n’ai pas eu le temps de le percevoir, il est mort j'avais cinq ans donc, je l'ai construit entièrement...

J.L. – Et on fait un peu la même chose avec tout le monde. Est-ce que ça revient d'après vous à ce que les Stoïciens appellent les représentations? Ils disent que tout est représentation finalement.

H.L. – Oui.

J.L. – Vous dites à un moment dans votre ouvrage: "Avec le recul des années, avec ce que j'ai appris par la suite de la vie, avec l'expérience des êtres et des choses, de mon métier qui m'a ouvert à ce que nous savons aujourd'hui de la biologie et des comportements, je suis effrayé par les automatismes qu'il est possible de créer à son insu dans le système nerveux d'un enfant. Il lui faudra, dans sa vie d'adulte, une chance exceptionnelle pour s'en détacher, s'il y parvient jamais. Est-ce que vous laissez quand même une certaine ouverture ici à la possibilité? J'ai l'air de défendre ici une chose à laquelle je tiens mais finalement, c'est peut-être encore une construction de mon esprit – d'une certaine liberté?

H.L. – Quand justement on voit comment fonctionne un cerveau humain, on se rend compte que l'espace pour la liberté... Si vous appelez l'imaginaire la liberté, moi je veux bien mais pourquoi ne pas utiliser le mot imaginaire? Les gens qui sont vraiment libres sont les fous après avoir beaucoup souffert d'une perturbation biologique très très grave. C'est très douloureux et quand ils sont déments, ils ne sont plus parmi nous, ils n'ont plus le même besoin de communiquer, ils délirent parce que le langage n'est plus pour eux un moyen de communication. Ils sont dans leur imaginaire, ils sont bien à ce moment-là. Donc finalement, l'imaginaire peut être conçu comme un moyen de liberté mais pour imaginer, il faut être motivé. Si ça ne vous intéresse pas, vous n'imaginerez rien. La motivation n'est pas gratuite. Un enfant qui vient de naître, il ne peut pas imaginer, il ne peut pas créer parce qu'il n'a aucune mémoire, il n'a rien appris. Donc il faut que vous ayez déjà emmagasiné une telle quantité de faits pour pouvoir les associer différemment et imaginer quelque chose qui vous permette d'être mieux dans votre peau. Alors donc où se loge la liberté? Vous n'êtes pas libre du milieu où vous êtes né, de tous les automatismes que l'on introduit dans votre cerveau et finalement c'est une illusion, la liberté. En plus, c'est une notion extrêmement dangereuse. C'est pour ça que je me bats contre la liberté...

J.L. – Contre la liberté?

H.L. – Ah oui. C'est une histoire dangereuse. Qui est-ce qui est libre? C'est le patron ou le cadre supérieur. L'ouvrier n'est pas libre et s'il est libre il est responsable.

J.L. – Le patron ne serait-il pas lui-même prisonnier, donc pas libre, prisonnier de ses valeurs, de ses conditionnements...?

H.L. – Et même du système. Du système qui fait qu'il faut produire de la marchandise. Il ne fait qu'obéir aux lois économiques sans se rendre compte que c'est un système de relations entre les hommes, où l'homme n'est plus fait que pour une chose: produire, de loin ou de près de la marchandise, c'est tout.

J.L. – Et c'est la raison pour laquelle, à un moment, vous vous êtes beaucoup tourné vers la société parce que vous êtes parti de la biologie – vous ne vous en êtes jamais écarté du reste – mais à un moment vous avez exploré un peu, regardé la société et vous avez été un critique très sévère de la société finalement.

H.L. – C'est-à-dire que, si vous voulez, je pense que... je ne sais pas s'il restera quelque chose de ce que j'ai fait, d'ailleurs je m'en fous. Quand je serai mort, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse? Mais si j'ai fait quelque chose d'original... bien sûr, il y a des drogues, des tas de trucs, des notions scientifiques... mais le plus intéressant c'est que je crois avoir été un des premiers, ou peut-être le premier, à avoir considéré que, avec ce que je savais, avec ce que nous savions, du fonctionnement d'un cerveau humain, on pouvait donner des sources d'information complètement neuves aux sciences dites humaines: psychologie, sociologie, économie et politique. Toutes ces sciences se font par l'intermédiaire d'un système nerveux. Jamais on en parle. Or, ce système nerveux, on l'utilisait comme l'instrument de relations quelles qu'elles soient: économiques, sociologiques, etc., sans savoir comment il fonctionnait ce système nerveux. Alors c'est peut-être intéressant de savoir justement et de remplacer des mots comme: affectivité, haine, idéologie, attention, pulsion, imaginaire... Tout ça, ça n'est plus des mots, pour nous, ce sont des mécanismes. Des mécanismes sur lesquels on peut intervenir, avec des molécules pharmacologiques... Ce n'est pas le but, moi je ne crois pas à la pharmacologie, je ne crois pas que l'évolution humaine se fera par la pharmacologie mais ça montre que les mécanismes qu'on a mis en évidence, puisqu'on les influence avec des drogues, avec des molécules chimiques inventées par l'homme, sont bien ceux que l'on décrit. On ne l'a jamais pris en compte, on en a parlé, on en a fait un discours. Or, le résultat du discours c'est que vous êtes, ce que vous connaissez... vous avez toujours la vérité. Je reviens à la liberté, vous détenez toujours la liberté d'être dans le droit, dans la réalité, dans la vérité; l'autre choisit l'erreur aussi librement, bien sûr, alors il faut le tuer... c'est Khomeyni, c'est Pinochet... On tue, on tue... parce que l'autre a un discours logique, parfaitement logique, sans savoir quelles sont ses motivations, ses apprentissages culturels, etc., sans rien connaître du fonctionnement de son cerveau.

J.L. – Il vous semble qu'à certain moment le néocortex est là surtout pour justifier les pulsions?

H.L. – Bien sûr. Avec un discours, vous envoyez les gens au casse-pipe. Vous avez tué des milliards d'hommes depuis 12,000 ans, uniquement avec le langage. L'égalité... l'égalité des chances à devenir inégal... avouez que c'est absolument absurde... On veut l'égalité... mais l'égalité de quoi? l'autorisation de devenir inégal... de s'avancer dans un système hiérarchique et en général c'est un système marchand alors qu'est-ce que c'est que cette égalité là?

J.L. – D'une certaine façon, être heureux, selon vous, si on employait cette formule, ce serait être conformiste?

H.L. – Non.

J.L. – Voilà, c'est ça que je voulais vous amener à demander... Moi mon bonheur... je ne suis pas heureux si je dois me conformer parce que j'ai besoin d'assurer ma subsistance et d'être aimé mais j'ai besoin aussi de m'affranchir. Il y a cette espèce de dichotomie qu'on trouve chez l'individu non?

H.L. – Quand vous voyez dans un cimetière, sur une tombe, ça se voit de temps en temps: "Bon fils, bon époux, bon père, bon citoyen, priez pour lui...", le type est mort d'un infarctus, impuissant à 40 ans, etc. Il avait tout pour être heureux, il était parfaitement conforme et on a sûrement dit: "C'était un type équilibré, il était adapté, bien adapté. Finalement, aucune de ses pulsions, il n'a pu les exprimer... Il était enfermé dans tous ses jugements de valeur, ses automatismes culturels... tout ce qui lui interdisait d'agir et d'être heureux. Mais on lui a donné en remplacement des satisfactions: la légion d'honneur, la croix du mérite, il a eu un avancement social remarquable mais jamais il n'a pu exprimer ce qu'il était. Il ne le savait même pas lui-même, c'est ça qui est dangereux. C'est que l'inconscient dont on parlait tout à l'heure, il faut qu'on vous apprenne comment il fonctionne et comment il se construit.

J.L. – Moi je vous perçois beaucoup comme non conformiste, et c'est la raison pour laquelle j'abordais la question. À travers votre vie, vous vous êtes conformé mais il y a un esprit de révolte chez vous, une espèce de contestation, d'affirmation, que vous définissez même – encore une fois, j'allais dire avec courage mais vous dites que ça n'existe pas – parfois à tendance un peu paranoïde.

H.L. – C'est vrai ça, je m'en rends compte. Mais je pense que si on veut être non conformiste, les autres sont plus nombreux...Les gens qui sont conformes constituent la mode ou la moyenne. Et ils vous auront à tous les coups. Ce n’est pas la peine d'essayer. Il vaut mieux avoir suffisamment d'imagination, l'imagination quotidienne, de telle façon si vous avez l'air conforme, vous ne tuez personne... mais vous trouvez le moyen et vous imaginez le moyen de ne pas être conforme. Et ce non-conformisme vous permet peut-être – non pas d'être heureux parce qu'entre nous, il y a eu un mot en France qui doit être valable au Québec aussi: on parle des imbéciles heureux... il n'y a que les imbéciles qui sont heureux, car pour être heureux, il faut être absolument inconscient, c'est le cas de le dire... – le type entièrement automatisé donc entièrement inconscient, il peut croire être heureux mais finalement ce qu'il a d'inconscient lui fait ignorer ses pulsions, ses désirs… il ne peut pas les exprimer dans le conformisme, ça n'est pas possible. Alors il faut trouver dans une société marchande le moyen d'être conforme, c'est-à-dire on donne des pilules... mais on s'en fout des pilules! Je vous dirai que la santé de mes contemporains, c'est la dernière de mes préoccupations. Ce qui me préoccupe c'est moi et ce que sont les autres...

J.L. – Pourtant à un moment, il y a dans votre livre un passage que je trouve extraordinaire – que moi j'appelle une forme d'engagement finalement: Il faut être un peu Don Quichotte. Il faut s'engager, il faut...

H.L. – Ce n'est pas ce que je veux dire quand je dis Don Quichotte. C'est la défense de la veuve et de l'opprimé. À partir du moment où il y a un type qui est dominé ou un être vivant dominé, il faut être de son côté.

J.L. – Et vous revenez toujours là-dessus parce que vous dites: Si ça devient la majorité il faudra de nouveau devenir quelqu'un de la minorité pour être de l'autre côté. C'est votre côté contestataire...

H.L. – Ce n'est pas contestataire, je trouve simplement que c'est de la lucidité. Je ne conteste pas, je ne suis pas un contestataire. Pour bien exprimer, quand j'ai pris mon laboratoire à Paris en 1958, je ne faisais partie d'aucune institution officielle et ce qui me plaisait, je viens de le dire, c'était de me comprendre et de comprendre les autres, de savoir comment ça fonctionnait à l'intérieur de mon crâne parce que c'est à l'origine de mon fonctionnement avec les autres, ce fonctionnement cérébral. Mais dans une société marchande, qu'est-ce qu'on demandait pour me supporter? C'était que je trouve des pilules que les autres n'avaient pas pu trouver et qu'on les vende... alors on me donnait des "royalties" qui font vivre le laboratoire depuis 1958, sans rien demander aux institutions d'État. On nous rend ce que nous avons donné à cette société en lui permettant de vendre des pilules. Ça c’est le processus imaginaire qui fait qu'on n'est pas conforme. Les gens me disent: vous êtes un marginal. Je dis: non je ne suis pas un marginal, je suis un délinquant.

J.L. – Ah! j'y arrivais tranquillement...

H.L. – Le marginal, il est quand même dans la société et j'y suis d'ailleurs. Dans le film de Resnais, je suis un type parfaitement inclus dans une société dont j'ai beaucoup bénéficié, bien sûr. Mais le marginal, il croit encore au conformisme de la société dans laquelle il est mais il ne veut pas s'y soumettre; il est en marge. Alors que le délinquant, il n'est pas en marge, il est vraiment dehors mais il ne veut surtout pas bouger, il ne croit pas au conformisme de ses contemporains. Il ne suit pas, et ça c'est fondamental, la carotte qu'on lui tend. Je ne sais pas si vous l'avez lu... quand on m'a dit: vous êtes le premier à passer médecin-général mais on ne peut pas vous nommer médecin-général à Cherbourg Mais j'ai dit: je ne veux pas aller à Cherbourg... Le type, toute sa vie il avait fait qu'une chose c'est de vouloir être médecin-général, il n’a pas compris Et quand je lui ai dit: j'ai mon nom dans le dictionnaire Larousse encyclopédique et il n'y a pas de médecins-généraux de la marine qui l'ont... et je ne suis pas médecin-général, il s'est dit: ce type est complètement mégalomane. Ce que je voulais lui expliquer c'est qu'il y a d'autres plaisirs dans la vie que celui de s'élever dans une hiérarchie et de vous dire vous aurez la légion d'honneur ou vous ne l'aurez pas... à quel moment... Il faut s'en foutre. Les carottes que la société vous tend, c'est ça qui fait qu'on est conforme à elle. Elle vous récompense de votre ulcère de l'estomac, de votre hypertension artérielle, de votre infarctus du myocarde. Je vais peut-être claquer demain mais à 75 ans, je baise encore au moins trois fois par semaine et je vis. Je suis un être vivant et non plus un robot à qui la société à donné tous les honneurs parce qu'il était bien conforme à ce qu'elle attendait de lui.

J.L. – Mais vous vous êtes quand même rebellé?

H.L. – Je me suis presque toujours rebellé. Mais pas jusqu'au point de rupture. Quand je voyais que ça n'était pas la peine, parce qu'on ne convainc pas des gens qui ne veulent pas être convaincus, on ne se casse pas la tête contre un mur... on essaie de trouver un passage dans ce mur, de passer à côté. C'est ce que j'ai fait.

J.L. – Une petite note ici... ça va nous amener à parler de L'Éloge de la fuite parce que je dirais que la plupart des gens qui ont réfléchi sont souvent arrivés à trouver des formules qui représentent une synthèse de leur pensée, condensée d'une certaine façon, mais très souvent cette formule s'est retournée contre eux; je pense à un bonhomme qui a été un de mes maîtres à penser à un moment, Marshall McLuhan, qui dit que le médium est le message... peu de gens ont compris et j'ai l'impression que vous êtes tombé un petit peu dans le même piège avec L'Éloge de la fuite et qu'il y a bien peu de gens qui comprennent votre éloge de la fuite, ne serait-ce, par exemple, que l'incident de la prison, quand le garde des sceaux vous a demandé... qu'est-ce que c'était que cette anecdote?

H.L. – À deux reprises j'ai eu des prisonniers de la Prison de la santé et d’autres qui ont demandé des livres. Alors la première fois je l'ai envoyé, bien empaqueté et il revient le lendemain avec le tampon dessus: Interdit. Bon, je me dis qu'ils ne le veulent pas... j'y peux rien... Puis un autre type me réécrit, un an après au moins, pour me demander des livres. Alors je lui envoie et les livres sont de nouveau retournés. Je prends mon téléphone, je téléphone au garde des sceaux et lui dis: Écoutez monsieur, je voudrais vous signaler tout de même que voilà deux fois où l’on me renvoie des livres. Je trouve que refuser un livre, vraiment…il n'y a pas de bombe à l'intérieur. Ah!, il me dit, vous faites bien de me prévenir parce que j'ai donné des ordres stricts, voyez comme il est difficile de se faire obéir... pour que toute littérature soit autorisée en prison... Bon, et alors est-ce que vous pouvez me renvoyer le paquet? Je dis: oui, il n'est pas ouvert, on ne l'a pas ouvert, on va vous le renvoyer, vous verrez le tampon du vaguemestre. Il dit: mais qu'est-ce qu'il y avait là-dedans?, quel était le livre? Je lui dis: c'est L'Éloge de la fuite. Oh!... nom de Dieu...

J.L. – L'Éloge de la fuite...

H.L. – Bien oui...

J.L. – Vous n'étiez pas compris...

H.L. – Bien sûr...

J.L. – Et vous ne l'êtes pas de beaucoup des gens à propos de L'Éloge de la fuite du reste. Alors ça m'amène à vous demander de définir l'Éloge de la fuite, qui a été un ouvrage très important dans l'ensemble de votre œuvre.

H.L. – Oui, d'ailleurs, c'est celui sans doute de tous mes ouvrages de grande diffusion qui a eu le plus de succès, il est en livre de poche déjà depuis plusieurs années et beaucoup de gens l'ont lu. Je crois qu'il y a très peu de personnes qui n'ont pas lu l'Éloge de la fuite ou qui ne l'ont pas dans leur bibliothèque. Ce que j'ai voulu dire c'est que, de même que le psychotique, comme je le disais tout à l'heure, n'est plus parmi nous et qu'il a fui, il y a des façons de fuir qui font appel à l'imaginaire et qui permettent de ne pas se laisser enfermer dans un système: le bien, le mal, le beau, le laid, etc., dans lequel, pour être tranquille, un ensemble social veut vous enfermer. On peut toujours fuir, il faut imaginer des façons de fuir. Ce n'est que l'imaginaire qui permet de fuir parce que sans ça, si on n'imagine rien, on reste enfermé dans ses conditionnements, ses jugements de valeurs, ses automatismes de pensée, de langage, d'action. Alors voilà, c'est ça L'Éloge de la fuite. La fuite, c'est trouver le moyen... ce dont je parlais tout à l'heure... la création de mon laboratoire est une fuite et la fuite a consisté à leur donner des pilules alors que moi ça ne m'intéresse pas du tout. C'est une fuite. Tandis qu'imaginer que la seule chose qu'on me permettrait pour vivre, c'est-à-dire être moi-même, et aux gens avec lesquels je travaille depuis 30 ans maintenant, c'était de fournir des marchandises. On leur a fourni des marchandises, et on a fui, nous, en leur donnant ces marchandises, on a fui dans un domaine qui alors là... on est chez soi, on ne dépend de personne à ce moment-là.

J.L. – Vous avez retrouvé une certaine liberté par rapport au conformisme, en payant votre dû...

H.L. – Liberté... regardez comme c'est dangereux... on est très peu libre finalement, il faut survivre.

J.L. – J'aimerais que vous parliez un petit peu de l'inhibition de l'action. Pour moi c'est une théorie et je voudrais y revenir parce que c'est une théorie que je trouve extrêmement importante. J'ai eu l'occasion d'en parler souvent dans mes émissions, j'en ai parlé dans un livre, etc. Je trouve que de ce point de vue là, vous avez fait une découverte, une synthèse, vous avez une vision...

H.L. – Vous me faites beaucoup de plaisir... il y a très peu de gens qui en sentent l'importance.

J.L. – C'est une vision extrêmement importante parce qu'elle permet d'inspirer une stratégie personnelle de vie. J'aimerais vous entendre en parler. On se trouve donc en présence de deux systèmes de fonctionnement: le système d'inhibition de l'action, le système activateur...

H.L. – Mais dans le système activateur, il y a le système qui vous permet de répéter, parce que vous avez mémorisé la stratégie qui vous a mené à trouver le plaisir, à l'équilibre biologique finalement. C'est un premier système que les Américains... que moi j'appelle le système de la récompense. Vous vous souvenez de la stratégie et vous allez recommencer... à être bien dans votre peau, à trouver les choses qui vous font plaisir. C'est donc une action, vous avez une activité motrice, vous allez à la recherche du plaisir. Il y a un deuxième système, ce que j'appelle – ce n'est pas un nom scientifique mais enfin – le système de la punition. Quand il y a quelque chose qui est douloureux, toutes douleurs, morale ou physique, vous essayez de fuir et puis si vous ne pouvez pas fuir, si vous êtes enfermé, il y a l'agressivité défensive. Vous allez vous retourner vers l'institution, l'individu, les règles qui vous empêchent ou qui vous font souffrir. Donc c'est la fuite et la lutte. Mais ça ce n'est pas de moi, c'est de Cannon en 1923 qui avait déjà compris ça, c'est un mécanisme animal. Ce qu'on a apporté depuis, c'est toute la biochimie; quelles sont les voies qui sont mises en jeu, quels sont les médiateurs chimiques... Et la dernière chose qui m'est plus personnelle, c'est un dernier système qui lui, quand vous ne pouvez ni vous faire plaisir, ni fuir, ni lutter, vous inhibe. Vous me direz que puisque le système nerveux ça sert à agir, comment se fait-il qu'il y ait dans le système nerveux quelque chose qui vous inhibe. Parce qu'il vaut mieux par moment de pas lutter lorsqu'il n'y a rien à faire et que vous ne pouvez pas fuir, ça vous évite d'être la proie du prédateur finalement, c'est très primitif comme comportement.

J.L. – Et ensuite ça vous a amené à vous tourner vers la médecine psychosomatique d'une certaine façon parce que ce sont ces états d'inhibition de l'action par exemple qui peuvent être à l'origine de maladies, par exemple, cardio-vasculaires…

H.L. – Mais toute la pathologie dépend de l'inhibition de l'action. Et alors là, quand le l'ai compris il y a 14 ans, on a dit: c'est une hypothèse osée, et maintenant ça vient de tous les côtés pour la bonne et simple raison que dans votre rapport avec l'environnement, si vous ne pouvez pas vous faire plaisir et que vous êtes inhibé dans votre action, consciemment ou inconsciemment. Parce que la difficulté, c'est de savoir si vous êtes inhibé dans votre action, ce qui n’est pas évident, et c'est de connaître les causes en plus... Si vous êtes inhibé dans votre action, vous allez mettre en jeu votre rapport avec votre environnement social qui va déterminer chez vous la mise en jeu dans votre cerveau de certaines voies nerveuses du système inhibiteur de l'action qui vont commander à votre système endocrinien, vos glandes endocrines et aboutir à une libération, par cascades assez complexes bien sûr, de cortisol. Tout le monde sait, depuis qu'on a découvert le cortisol, qu'il détruit le système immunitaire. Pour conserver dans votre organisme un organe transplanté on vous bourre de cortisol. C'est très bien quand vous avez une transplantation d'organe. On s'aperçoit qu'à ce moment-là, il y a une quantité de cancers qui apparaissent…qu'on avait pas prévu. Sans système immunitaire, avec tout ce qui pénètre en vous en-dehors des organes sensoriels, c'est-à-dire les microbes, les virus, tout ça, vous faites une maladie infectieuse. Vous avez une cellule cancéreuse que votre système immunitaire efficace aurait détruit, la reconnaissant comme non conforme, vous ferez une évolution cancéreuse parce qu'il ne la détruira pas. Et puis ensuite, on retient de l'eau et des sels sous l'action des glucocorticoïdes de la cortisone, et puis les libérant en même temps qu'une neuro-hormone sécrétée par le système nerveux sympathique qui diminue le calibre des vaisseaux, vous avez un système vasculaire qui rétrécit avec une masse hydrique et de sang si vous voulez, qui est augmentée. Et puisque vous avez retenu de l'eau et des sels, vous avez des hypertensions, des hémorragies cérébrales, des infarctus, etc. On sait aussi que la cortisone provoque les ulcères d'estomac. Donc toute la pathologie infectieuse, tumorale, cancéreuse etc. tout ça dépend de l'inhibition de l'action. Évidemment, on peut utiliser des drogues.

J.L. – C'est de l'eau au moulin, pour ceux en tout cas qui croient que le facteur psychologique, par exemple, est un facteur déterminant dans le cancer.

H.L. – Psychologique... méfions-nous... parce que psychologique, on en est conscient, dans l'esprit des gens.

J.L. – Le fait, par exemple, de se sentir coincé dans sa vie. Je prends l'exemple de quelqu'un qui se serait engagé dans une carrière pour faire plaisir à ses parents et qui n'est pas heureux dans sa peau, il est coincé comme vos rats... C'est ce que j'entendais un peu par psychologique, c'est-à-dire qu'il éprouve une forme de mal-être, il n'est pas bien dans ses rapports... il est angoissé. C'est le système d'inhibition de l'action qui est en opération.

H.L. – Exactement.

J.L. – Et qui abaisse donc le fonctionnement du système immunologique et qui peut entraîner toutes les autres maladies... Je trouve que c'est une synthèse extraordinaire.

H.L. – Moi aussi! Et en plus, ce qui est amusant, c'est que voilà, il y a près de 15 ans maintenant, j'ai commencé à en parler en 1974, de ce qui datait de 1969-70, mais actuellement tout le monde en parle... il y a même maintenant une neuro-immuno-modulation, c'est une nouvelle spécialité, c'est-à-dire qu'on s'aperçoit que le système immunitaire dépend entièrement du système nerveux et que le fonctionnement du système immunitaire agit sur le système nerveux. Mais on parle très peu du fait que ce système nerveux n'est pas isolé dans un organisme, il est lié à l'environnement social et son fonctionnement dépend de l'environnement social. Donc si on est dans cet environnement social, on ne peut pas agir. Ce qui est très rigolo, laissez-moi vous le dire, c'est que les thérapeutiques, les psychothérapies modernes ont redonné à l'action, sans comprendre ce qu'elles faisaient, sa part d'activité au cerveau droit alors qu'on a complètement utilisé et on utilise toujours que l'hémisphère gauche du cerveau. On fait appel à des coussins, on fait pousser le cri primal, on fait faire du jogging autour du pâté de maisons, on vous fait faire la grande crise de psychodrame en public, enfin devant un petit groupe, mais de toute façon, pour rendre à l'action ce qu'on aurait jamais dû lui enlever, il n'y a pas besoin d'aller chez un psychothérapeute... Vous appartenez à un syndicat, vous défilez de la Bastille à la Place de la République en cassant la gueule aux flics et en mettant le feu à des bagnoles de temps en temps...

J.L. – Et on se porte mieux!...

H.L. – On se porte mieux... Vous riez mais les statistiques sont là pour prouver que pendant mai et juin 1968, il n'y a jamais eu aussi peu d'entrées dans les hôpitaux généraux que dans les hôpitaux psychiatriques à ce moment-là parce que les gens avaient l'impression de faire quelque chose: ils descendaient dans la rue, ils cassaient la gueule aux flics, ils parlaient, ils disaient à l'autre ses ennuis... l'autre ne l'écoutait pas mais il lui parlait aussi de ses ennuis... Un bouleversement social qui n'a pas duré, mais qui a fait qu'il y a eu une chute complète très importante de toutes les entrées dans les hôpitaux. Les gens n'étaient plus malades.

J.L. – D'où l'idée finalement, si on voulait appliquer ça à un art de vivre, de toujours s'adapter par l'action et non pas s'adapter par la soumission?

H.L. – L'adaptation... encore un mot dangereux...

J.L. – Je veux dire changer de stratégie...

H.L. – Adapter, c'est se soumettre... Le monsieur dont je vous parlais tout à l'heure... le bon citoyen... il s'est adapté...

J.L. – Un adapté, c'est un soumis...

H.L. – Et s'il est soumis, il ne peut pas être heureux.

J.L. – On dirait plutôt: changer de stratégie. J'essaie de tirer de ça un art de vivre... Si quelqu'un se sent coincé, il faut qu'il examine sa vie et qu'il adopte une nouvelle stratégie finalement.

H.L. – Exactement. C'est ça fuir.

J.L. – Dites-moi, tout à l'heure nous parlions de l'importance de la mémoire. Cela m'a mis sur une piste curieuse et il me semble que vous y êtes allé vous-même sur cette piste Je me suis demandé à un moment s'il n'y avait pas un rapprochement à faire entre certains propos que vous avez tenus à propos justement du conditionnement de l'être humain, de ce que nous sommes les autres et de ceux que tient Krisnamurti, par exemple.

H.L. – On était très proches, avec des sources complètement différentes.

J.L. – Voilà, c'est ça que j'ai trouvé très étonnant. J'ai le sentiment d'une certaine façon que Krisnamurti, les védantistes et les bouddhistes également, seraient d'accord avec vous parce qu'ils disent justement que l'ego est le produit des conditionnements et ça correspond beaucoup à ce que vous dites quand vous affirmez: "Je suis les autres", par exemple. Si je pense au travail que l'on fait dans ces écoles de pensée…par exemple, je pense à Gurdjieff qui disait que l'être humain est un machin – il parlait russe, il voulait dire une machine – ça n'est pas très loin de l'idée que vous vous faites finalement de l'être humain de ce point de vue. Il parlait de l'importance de s'éveiller à sa véritable nature. Est-ce que vous croyiez-vous qu'il y a un chemin pour aller du: "Je suis les autres" (de Laborit) à: "Je suis un autre." Je veux parler de l'âme, de la conscience, je veux parler de l'esprit, au-dessus de tous ces mécanismes, de cette machine.

H.L. – Là, ça nous entraîne très loin. Je reviens à mon pianiste de tout à l'heure, mon pianiste de concert, il est conscient tout le temps, il est conscient et il s'automatise.

J.L. – L'automatisme, c'est la partie plus animale, si on peut dire?

H.L. – Oui, mais enfin, quand il s'agit de jouer un morceau de Schubert , l'automatisme lui permettait d'atteindre un autre niveau de conscience. Pour moi, la conscience, ce qu'on appelle la conscience humaine... je ne détiens pas la vérité, c'est ma seule explication et ça serait trop long d'expliquer comment j'y suis arrivé. J'y suis arrivé expérimentalement, en croyant avoir des malades que j'anesthésiais sans anesthésique, c'était la neuroplégie... que je croyais être conscients... simplement ils avaient les yeux ouverts, ils étaient capables de répondre à un ordre mais ils n'étaient pas conscients. Pourquoi? Parce que si vous imaginez que... nous avons la certitude que tout automatisme est inconscient, devient inconscient, c'est ce qui fait au contraire l'avantage d'un automatisme.. Si on ne marchait pas automatiquement, si on ne parlait pas automatiquement, on ne pourrait pas vivre. Donc plus on a d'automatismes, au contraire, plus on libère la possibilité de faire autre chose. Mais d'un autre côté, si nous ne serions qu'inconscience, nous serions strictement automatisés. Mais si vous imaginez que vous êtes purement aléatoire, c'est-à-dire que c'est le hasard qui nous fait agir, à ce moment-là vous ne pouvez pas être conscient parce qu’en fait: qu'est-ce que c'est que la conscience? C'est quand même la mémoire d'un schéma corporel qui est le vôtre, qui est vous, qui évolue dans le temps. Vous savez que c'était vous qui étiez là hier, avant-hier, il y a dix ans... Il y a une conscience d'être, une mémoire, pas une conscience, une mémoire d'être et je pense que ce qu'on appelle la conscience chez l'homme et que n'a pas l'animal... Teillard de Chardin disait que le caillou avait de la conscience, même une amibe a une conscience puisqu'elle agit, mais enfin, il y a des niveaux de conscience de même que mon pianiste qui a atteint un niveau de conscience, il a automatisé et il est passé à un niveau de conscience autre. C'est une impossibilité pour l'homme d'être inconscient parce qu'entièrement automatisé et inconscient; parce qu'il est complètement aléatoire et il joue entre ces deux choses et ce qu'on appelle la conscience. Bien sûr ,vous comprenez immédiatement que plus vous êtes automatisé, plus vous avez des risques d'être inconscient et c'est à ça qu'on revient à ce qu'on disait tout à l'heure c'est-à-dire que l'imaginaire – je l'appelais le mélangeur autrefois – qui vous permet de trouver des solutions nouvelles aux problèmes anciens qui peuvent être aléatoires mais qui ne sont pas aléatoires quand même. Qui permettent de ne pas être enfermé dans des automatismes inconscients et dans un aléatoire lui-même inconscient qui n'aurait pas de mémoire puisque vous ne sauriez pas que maintenant, cette seconde, que vous étiez là, il y a une heure, etc.

J.L. – La continuité est dans la mémoire.

H.L. – Voilà et la mémoire domine tout.

J.L. – Mais c'est très proche de la pensée dont je parlais tout à l'heure, des védantistes, des bouddhistes tibétains par exemple. Ça ne vous surprend pas? Ça ne vous étonne pas?

H.L. – Non parce que je connais pas suffisamment la philosophie hindoue. J'ai lu Krisnamurti parce qu'il m'a intéressé mais je ne le connais pas suffisamment pour le juger, pour avoir une opinion à son sujet. Ce qui m'a intéressé toute ma vie, c'est que dans ces systèmes, nous trouvons des mécanismes et des mécanismes précis. Ça va jusqu'à la molécule, actuellement aux gènes... la mémoire est codée, le code des protéines, et on agit dessus. Nous avons fait un travail depuis trois ou quatre ans sur la mémoire, qu’on est en train de publier aux États-Unis et qui, je pense, apporte beaucoup de choses. Il n'y a pas une mémoire, il y a des mémoires. La mémoire d'un acte agréable, une action qui aboutit à une récompense passe par des voies nerveuses qui ne sont pas celles qui aboutissent à la fuite, à la lutte ou à l'inhibition. Chacune de ces voies, de ces aires cérébrales a ses médiateurs chimiques qui la font fonctionner, finalement. Nous avons pu montrer qu'on peut supprimer ou faciliter la mémoire d'un évitement passif, par exemple, d'un évitement actif ou au contraire d'une inhibition de l'action. Donc, c'est quelque chose de très riche, la mémoire, et qui n'est pas un mot. Ce sont des mécanismes qu'on précise de mieux en mieux.

J.L. – Vous n'avez pas été à un moment tenté d'aller voir un peu ailleurs, dans une autre école de pensée pour tenter de vous interroger sur l'existence d'une conscience qui serait en-dehors du cerveau? Je reviens un peu à Penfield maintenant, à toute cette école, parce que Penfield n'a fait que démarrer là-dedans en disant: ce qu'on cherche n'est pas dans le cerveau.

H.L. – Penfield était un neurochirurgien quand même... c'est celui dont vous parlez sans doute?

J.L. – Oui de lui... il était Canadien, il travaillait ici...

H.L. – Je veux bien mais s'il n'y a pas de cerveau, il n'y a pas de conscience, il n'y a pas de pensée. Donc finalement, elle n'est pas dans le cerveau. Mais alors, si on enlève le cerveau, où est-elle? Je veux bien... c'est facile d'avoir des mots qui frappent comme ça mais...

J.L. – La conscience d'être qu'on éprouve à certains moments ne peut pas être autre chose, selon vous, que la mémoire, que ce qui nous vient de la mémoire?

H.L. – Je dirais même mieux, c'est qu'un enfant qui vient de naître n'est pas conscient, il ne peut pas être conscient, il n'a pas mémorisé, il n'a pas conscience d'être. Il a peut-être une forme de conscience très primitive, très simple comme l'amibe. Si vous le mettez dans l'eau où elle est, dans un coin, une goutte d'acide, elle fuira et si le lendemain vous lui en remettez, elle n'ira plus dans ce coin là parce qu'elle a appris. Elle a synthétisé les protéines qui font qu'elle ne commettra pas la même erreur. Tout a de la mémoire. D'autre part, il y a aussi cette chose que je dis dans: Dieu ne joue pas aux dés qui m'interroge, comme on dit actuellement... Finalement, les physiciens, il faut les croire, moi je ne suis pas physicien. Ils vous disent que tout est un grand vide et que cette table, vous-même, moi-même... c'est du vide avec dedans quelques nucléons et quelques électrons qui se baladent autour. Et je me suis demandé longtemps ce qu'il y avait entre l'électron et le noyau d'un atome. Ils nous disent : ce vide n'est pas vide, il est archi plein, c'est ce qu'on appelle le vide quantique. C'est-à-dire que là-dedans il y a de la matière et de l’anti-matière, donc il n'y a plus de masse, il n'y a plus d'objet, il n'y a plus de matière mais il y a une énergie, et des photons... C'est de l'énergie aussi, la preuve c'est quand on fait intégrer un électron sur une couche plus basale, il émet un photon, puis il y a des neutrinos, et un tas de choses mais pas du vide. Or, toute la biologie, depuis qu'elle existe, depuis qu'elle a pris conscience d'elle-même et qu'elle travaille, la biologie s'occupe des nucléons et surtout des électrons. La biologie, c'est de la biochimie de l'électron, des molécules organiques et des électrons. Mais ce grand vide, tout le monde s'en fout... ce grand vide, c'est ce qui fait un organisme. Alors peut-être qu'un jour on va découvrir que dans ce grand vide il y a une mémoire, par exemple, ça n'est pas impossible. Pourquoi n'y aurait-il pas une trace qui reste des événements qui se sont passés dans ce grand vide?

J.L. – Continuez donc dans ce sens là... Quelle serait selon vous l'hypothèse la plus hardie que vous pourriez exprimer sur la conscience, sur l'énergie?

H.L. – Je ne peux pas émettre d'hypothèse hardie sur l'énergie parce que les plus grands physiciens, actuels et passés, non jamais pu définir l'énergie. On définit l'énergie parce qu'elle fournit un certain travail mais en-dehors du travail qu'elle fournit, qu'est-ce que c'est? Personne ne le sait.

J.L. – Mais beaucoup de physiciens ont franchi le pas, peut-être d'aller vers une explication plus spiritualiste du monde que matérialiste. En biologie, on ne peut pas le faire? On est tenté par ça?

H.L. – Il m'est difficile de vous répondre parce que les physiciens font un bond quantique superbe. Ils passent de la particule élémentaire à la conscience humaine. Mais entre les deux quand même, il y a beaucoup de choses qui se passent... il y a des molécules, il y a des cellules, il y a des systèmes nerveux et finalement... J'ai longtemps répété et maintenant je commence à me dire est-ce que c'était exact, ce qui est ni masse ni énergie n'est qu'information. Les relations dans une molécule entre les atomes ou les relations entres les molécules dans une cellule, ça ne se pèse pas, c'est de l'énergie. Ce n'est rien, c'est de l'information, de la mise en forme. Alors maintenant, on me dit que cette mise en forme, elle n'est peut-être pas masse, c'est-à-dire qu'on ne peut pas la toucher, mais elle est sans doute de l'énergie, le vide quantique, c'est de l'énergie. Alors ça a les caractéristiques de l'esprit. L'esprit, on ne le palpe pas, ça n'est pas de la matière mais c'est peut-être ce qui rejoint ces particules entre elles. J'en sais rien, je ne peux pas vous dire... C'est une façon de comprendre à partir d'un organisme mais supposez qu'il existe des relations entre les hommes, qu'est-ce qui vous prouve qu'un groupe social, qu'en ensemble social n'a pas une conscience à laquelle vous ne participez pas. Ma cellule hépatique actuellement... je discours agréablement avec vous depuis une heure, enfin je ne sais pas, elle ne fait pas partie de mon discours, elle n'est pas consciente de mon discours... Est-ce que nous sommes conscients, nous, avec notre discours individuel, d'une conscience qui nous dépasserait et qui serait celle d'un groupe social et qui aurait sa propre réalité, si on veut? Et puis alors, poussé jusqu'à l'absurde, est-ce qu'il n'existe pas une conscience cosmique que l'on appelle Dieu et qui n'a pas de barbe... qui n'est pas un monsieur assis sur un nuage et qui serait un ensemble des relations de toute l'énergie de l'univers? Pourquoi pas? Et qui alors, évidemment, n'ayant pas à se déplacer parce qu'elle serait l'espace et le temps réunis... elle est celle qui est comme le disent aussi bien les Upanisads... Alors là c'est du roman, moi ça m'amuse le roman, les romans philosophiques... c'est quand même très enrichissant de penser à ce qu'on est dans un univers incompréhensible ou difficilement compréhensible sur une planète isolée... Ma vie elle n'est pas faite pour ça... je vais mourir, je vais retourner aux particules élémentaires et pendant que je vis je serai bien content de savoir comment je fonctionne et je ne fonctionne pas avec un esprit séparé du machin, je fonctionne avec de la matière et c'est celle là dont je m'occupe.

J.L. – Comment vieillissez-vous? C'est difficile de vieillir?

H.L. – Oui. C'est difficile. C'est difficile parce qu'on s'égrène, on se dissout progressivement, on n'est plus capable d'un effort physique... j'aime beaucoup la voile, j'en ai fait beaucoup et je vois maintenant que si je n'ai pas des équipiers solides, je ne peux rien faire... je suis un conseiller technique... passer de la toile, je ne peux plus. Comme cet été par exemple, nous avons eu deux bonnes tempêtes et... moi je suis ratissé... Donc c'est très pénible de se sentir diminué dans son corps physique. Heureusement, en confidence, tout ne vieillit pas de la même façon et mes hormones sont restés encore très fonctionnels et elles commandent un certain comportement. Des comportements qui pour les autres ne sont pas conformes, vous n'êtes pas conforme à ce moment-là à votre âge et ça c'est très gênant. Sentir ce dont on est capable encore – j'ai pas besoin de vous faire des dessins, et je ne le cache pas, jamais, je dis toujours j'ai 75 ans... mais mon Dieu, avec 75 ans tu peux encore faire plaisir à une femme... vous comprenez... 75 ans, on sait que l'autre vous voit avec vos 75 ans et vous vous savez que, mon Dieu, vous pourriez encore donner un certain plaisir, que vous en donnez encore assez fréquemment, au moins plusieurs fois par semaine... C'est en ça que c'est embêtant et je comprends Hemingway qui, à partir du moment où il n'a pas pu baiser, s'est foutu une balle dans la tête, parce que finalement, je suis très freudien de ce côté là. La libido, la recherche de l'autre, vous le trouvez dans l'amour physique. Vous le découvrez, de temps en temps, pas toujours, dans l'amour physique. Alors quand vous sentez que ça fou le camp en petit morceau... Ou alors que le reste fou le camp en petit morceau mais que "ça" ça reste encore fonctionnel... il y a un désaccord qui est extrêmement troublant.

J.L. – Par ailleurs votre créativité, votre productivité est très grande.

H.L. – C'est vrai. Et tant que... On m'a demandé encore tout à l'heure: vous ne prenez pas votre retraite? J'ai dit: je vais crever immédiatement si je prends ma retraite. Tant que les gens avec lesquels je travaille ne me diront pas: écoutez, patron, j'ai l'impression que vous avez une petite maladie Alzheimer qui commence à vous guetter... vous feriez bien de vous retirer à la campagne... Tant que je sentirai qu'ils me respectent parce que je suis créateur, parce que je les oriente, parce que je travaille beaucoup encore et que j'apprends beaucoup, j'apprends tous les jours et que je sais mélanger correctement ce que j'ai appris et en faire quelque chose de neuf... Tant qu'ils ne me le diront pas, je resterai au boulot. J'espère que, comme Selye dont je viens de voir la femme, je mourrai dans mon lit, une nuit, sans savoir que je suis mort...

J.L. – J'espère que vous direz ou que vous penserez de cette émission que nous venons de faire... ce que vous avez écrit à propos des médias dans votre livre La vie antérieure: le passage par les médias est souvent un moyen pour soi-même de ne conserver que l'essentiel de ce que l'on croit savoir. J'ai trouvé ça très beau.

H.L. – C'est vrai... parce que le public qui vous écoute n'a pas votre spécialité, ne sait pas tout ce que vous avez appris en cinquante ans d'existence et de travail, donc ça vous oblige, pour parler à un public, un vaste public, à être très simple donc à ne conserver que l'essentiel. Et c'est une façon d'être soi-même et de se clarifier les idées. C'est pour ça que c'est intéressant les mass médias.

J.L. – Et nous clarifier les nôtres également... Je vous remercie.

H.L. – J'ajoute.. il y a quand même une chose que je voudrais dire sur les mass médias. C'est que là j'ai accepté parce que c'était vous. Mais je n'accepte plus maintenant que le direct. J'ai été tellement couillonné dans ma vie par des gens qui savent ce qu'il faut dire au public – c'est leur métier eux, les animateurs. Il y a des gens comme Bernard Rap? en France... mais... qui vous suppriment tout ce que vous considérez comme important; ils font des montages, ils suppriment ce qui est important et vous laissent ce qui est vraiment très conforme, ce qui ne fera pas de vague, ce qui fait plaisir au public. Mais le public n'est pas idiot; même s'il ne comprend pas exactement tout à fait dans le fond, il est content d'écouter quelque chose qui n'est pas justement conforme, quelque chose de neuf. Or, là, c'est dans le direct que ça passe. En direct, quand c'est dit, c'est dit, on ne peut pas... Tandis que dans le différé, on peut vous faucher tout l'essentiel de ce que vous avez dit.

J.L. – Cette partie que vous venez d'exprimer, on ne la coupera pas!...

H.L. – Celle-là, vous pouvez la couper!

J.L. – Je vous remercie beaucoup.

Jacques Languirand