Les comportements
Henri LABORIT
Nos comportements dépendent largement de nos croyances, elles-mêmes construites à partir de nos expériences vécues ou empruntées. En effet, contrairement à ce que nous croyons souvent, nous ne sommes pas tout à fait nos comportements, car ceux-ci résultent des apprentissages que nous avons acquis, le plus souvent à notre insu.
Ainsi sommes-nous, tout au plus, ceux qui animons et choisissons consciemment ou inconsciemment nos comportements parmi ceux dont nous disposons. Nos comportements servent à nous adapter à la réalité que nous croyons vivre. Le développement de nos possibilités comportementales oriente et façonne la qualité de nos interactions ainsi que le sens de notre évolution. Ainsi, nous ne pouvons changer et faire évoluer les comportements qui nous gênent chez les autres, qu'en modifiant notre regard sur eux. Ce qui suppose qu'en tant qu'adulte, nous devenions responsable de l'étroitesse de notre construction de la réalité et des choix de comportement qui en découlent.
Mais en contrepartie n'oublions jamais que nous pouvons agir, plus que nous ne le croyons, sur nous-mêmes, sur nos relations avec les autres.
Tout comportement, pour être compris, doit être replacé dans le contexte où il a été produit : " Etre, c'est être en relation " - le " comportement " des hommes représente la façon dont ils agissent dans l'espace où ils sont situés. Or, dans cet espace, il y a, avant tout, les autres hommes.
Les relations, les rapports qui s'établissent entre eux se font grâce au fonctionnement de leur système nerveux, d'où l'intérêt de savoir comment il fonctionne pour mieux comprendre et appréhender les possibilités de changement lorsque les comportements ne permettent pas d'obtenir les résultats recherchés. Ainsi Milton ERICKSON de l'école de Palo ALTO écrit : " Si ce que vous faites ne marche pas, faites autre chose car en faisant un peu plus de la même chose, on obtient un peu plus les mêmes résultats. "
Henri LABORIT définit quatre grands types de comportements possibles : la lutte, la fuite, l'inhibition, l'action.
Il n'y a pas de hiérarchie entre ces quatre comportements au niveau moral ou idéologique, néanmoins, comme nous le verrons, certains comportements peuvent entraîner des troubles graves pour l'organisme tout entier. Bien que nous parlions, ici, de l'individu, il est intéressant de constater que, selon les niveaux d'organisation où vous vous situez, vous retrouvez les mêmes types de comportement en groupe à partir du moment ou une cellule ou un niveau d'organisation est constitué : couple, famille, entreprise, nation…
La lutte
Si un même espace est occupé par plusieurs individus recherchant la gratification par les mêmes objets et les mêmes êtres, il en résulte aussitôt l'établissement, par la lutte, d'une hiérarchie. En haut de la hiérarchie, le dominant, non agressif et tolérant, se trouve en équilibre biologique tant que sa dominance, une fois établie n'est pas contestée. Les dominés, au contraire, mettent en jeu le système inhibiteur de l'action (seul moyen d'éviter la punition) et découvrent l'angoisse.
En défendant son territoire, tout individu tente de conserver pour son propre usage les objets gratifiants de cet espace. C'est ainsi que naît la propriété, qui n'a rien d'inné, mais qui s'élabore par : l'apprentissage et la gratification procurée par certains objets ou certains êtres l'apprentissage du plaisir, de la protection, de l'équilibre biologique. (Voir espaces référentiels, ici, le matériel ou l'affectif). Par exemple, je suis jaloux dans la mesure où la personne aimée est désirée par d'autres. Si le territoire était vide, si l'être aimé n'était pas convoité, il perdrait tout intérêt et ne serait pas défendu.
Dans les pays industrialisés, acquérir la dominance nécessite de se plier au conformisme de la production pour obtenir la possession des choses et des êtres. Suivant que l'individu réalise plus ou moins cette dominance, il acquiert une image plus ou moins flatteuse de lui-même, qui le distingue de la foule et lui permet de s'admirer et de s'aimer en se comparant aux autres. Qui ne s'est jamais (au moins une fois dans sa vie, si ce n'est plus !) trouvé génial par rapport aux autres ?
Mais comme on ne peut pas être génial tous les matins, lorsque l'angoisse monte et qu'aucune issue de secours n'est en vue, elle trouve parfois sa résolution dans l'explosion agressive. Cette dernière permet de mettre fin à une inhibition de l'action devenue insupportable, et peut même se révéler dangereuse.
En effet, la violence est généralement le mode d'expression le plus fréquent, et même si elle est généralement inefficace, elle a le grand avantage de défouler.
La parole peut également jouer le rôle, et il est des échanges verbaux qui n'ont rien à envier à une expression plus physique de la violence.
Il existe donc différentes sortes de lutte et elles ont toutes une finalité commune la destruction plus ou moins complète du système qui attaque et met en déséquilibre à un moment donné notre niche environnementale.
La fuite
A notre époque, où il faut être un " winner ", un " battant ", un " rambo " ou un jeune " loup aux dents longues " pour obtenir une reconnaissance, l'action de fuir est toujours connotée et bien souvent synonyme de lâcheté. Pourtant, c'est l'un des comportements que l'on va peut-être le plus souvent adopter pour éviter la punition qui mettra en déséquilibre notre niche environnementale. De tous temps, l'animal, qui ne se posait pas les mêmes questions éthiques que nous, a fui lorsqu'il sentait le danger trop imminent et surtout lorsqu'il estimait que le combat était vain et qu'il ne pourrait lutter, vu le rapport de force.
La fuite n'a pas sa place dans un monde où la compétition s'est introduite partout dans la vie quotidienne des individus, des groupes, des états. Cette compétition domine même les activités qui pourraient être exemptées, comme le sport par exemple (voir les jeux olympiques organisés par Coca Cola) même le dernier des explorateurs se trouve aujourd'hui sponsorisé et en compétition.
Henri LABORIT, dans " L'éloge de la fuite " a réhabilité les comportements de fuite en expliquant que bien souvent, ce seront les seuls possibles pour rester soi-même par rapport au groupe dominant, mais aussi pour rétablir son équilibre biologique (homéostasie).
Il y a plusieurs façons de fuir. Certains utilisent les drogues, d'autres la psychose, d'autres le suicide, d'autres la navigation solitaire. Il y a peut-être une autre façon encore : fuir dans un monde qui n'est pas de ce monde, le monde de l'imaginaire. Dans ce monde, ont risque peu d'être poursuivi. On peut s'y tailler un vaste territoire gratifiant à notre mesure. Dans cette société où règne un soi-disant principe de réalité, la soumission, la dominance et le conservatisme auront perdu pour le fuyard leur caractère d'anxiété et ne seront plus considérés que comme un jeu auquel on peut, sans crainte, participer de façon à se faire accepter par les autres comme " normal ". Etre à la fois " conforme " à ce que la société attend de vous et " marginal ", et n'être ainsi jamais tout à fait dans le présent. Voilà peut-être le secret être conforme et marginal et jouer sans cesse jusqu'au bord de la rupture.
Fuir ainsi, nous évitera quelquefois de souffrir bêtement d'un ulcère à l'estomac, d'une hypertension artérielle ou d'une dépression. Mais comment fuir ? Les premières fuites que nous évoquons drogues, suicide… sont évidemment destructrices pour l'organisme. Par contre, fuir en ayant conscience que nous fuyons pour éviter la punition et ne pas être en état d'inhibition d'action (donc risquer à cause du stress de déclencher des conséquences somatiques) peut être une réponse adaptée que nous propose notre cerveau en terme de comportement.
L'inhibition
Nous avons pu comprendre dans les précédents chapitres que lorsque le cerveau est dans l'impossibilité d'agir par la fuite, la lutte ou l'action, alors, la niche environnementale est en déséquilibre et il peut s'ensuivre de graves troubles pour l'organisme tout entier allant même jusqu'à la destruction totale de celui-ci.
Mais comment en arrive-t-on à l'inhibition de l'action ? Différentes situations y conduisant ont pu être étudiées. Dans nos sociétés urbanisées (plus de 80% de la population vit actuellement dans des villes) qui constituent un environnement technologique astreignant, le système de défense permettant l'autonomie motrice, par la fuite ou par la lutte contre cet environnement ne peut plus s'exprimer. C'est ainsi que les citadins se trouvent fréquemment en situation d'inhibition de l'action de façon prolongée, ce qui a des effets particulièrement nocifs sur leur santé.
Quand un ouvrier dépend d'un chef dont la tête ou le comportement ne lui conviennent pas, il ne peut ni fuir (sous peine de se retrouver au chômage) ni combattre (car il sera irrésistiblement contré et réprimé au nom du maintien des hiérarchies, force et loi des sociétés) - l'exemple de Germinal est significatif à cet égard -. Cet ouvrier se trouve alors en inhibition et y demeurera pendant des semaines ou des mois, voire des années. Et c'est quand cette inhibition perdure qu'apparaît la pathologie.
Le manque d'information ou d'apprentissage antérieur peut aussi nous plonger dans l'angoisse, dans la mesure où nous ignorons si la situation à laquelle nous avons à faire face est dangereuse ou non. Bien souvent, un tel déficit informationnel conduit à l'inhibition de l'action. En effet, la peur de l'inconnu, du risque est de plus en plus source de troubles dans une société où le principal souci devient la sécurité. Ces peurs de la maladie, de la vieillesse, du vol, du chômage, de la mort, de l'immigré, de l'autre… entraînent tout doucement la société vers une irresponsabilité collective d'une part et vers un individualisme d'autre part... Rassurez-vous la publicité, les assurances veillent pour nous protéger et nous éviter d'y penser !
D'autres situations peuvent conduire à l'inhibition. Ce peut être le S.D.F. pris entre sa pulsion de vie et l'impossibilité de satisfaire celle-ci dans l'espace socioculturel où il se trouve, qui demeure prostré. C'est aussi lorsque l'inhibition de l'action résulte d'un processus de mémoire, la mémoire de l'inefficacité de l'action. Elle provoque d'importantes perturbations psychologiques.
Au bout d'un certain temps, l'apprentissage du désespoir est si profondément ancré dans le cerveau que, même si la possibilité de fuir est finalement retrouvée, l'individu n'en profite pas et reste prostré dans sa dépression. Alors, lorsqu'il ne peut plus fuir, lorsqu'il ne peut plus être agressif vis à vis des autres et de l'environnement, il peut encore être agressif vis à vis de lui-même et se suicider. Cette situation, est admirablement bien décrite dans le film " Mon oncle d'Amérique " d'Alain RESNAIS dans le rôle interprété par Gérard Depardieu.
Par des comportements aussi destructeurs, on comprendra ici, tout l'intérêt d'avoir conscience du fonctionnement de la nécessité absolue de s'informer pour avoir plus de choix et plus de réponses face à une situation - problème.
L'inhibition de l'action n'a cependant pas que des effets négatifs. Quelquefois, c'est peut être la seule solution pour éviter la punition. Les animaux peuvent se fondre dans la nature par effet de mimétisme (voir le caméléon) ou bien ne plus bouger et faire le mort pour éviter un prédateur plus gros qu'eux. Si vous vous trouvez pendant une guerre face à un homme armé et que, vous-même n'êtes pas armé, plusieurs solutions s'offrent à vous : fuir, vous risquez une balle dans le dos, lutter, sans kalachnikof, cela paraît aléatoire, alors éviter de bouger, faire le mort, peut vous sauver. Heureusement, les circonstances ne sont pas toujours aussi dramatiques. Qui ne s'est pas fait une petite grippe ou autre maladie pour éviter d'agir dans une situation qui nous paraissait délicate ? Cette inhibition de l'action par une petite maladie nous a permis de réfléchir un certain temps avant d'agir.
L'action
Nous pouvons donner deux significations au mot action lorsque nous décrivons les comportements.
Premièrement, il s'agit de ce que fait un individu et pourquoi il réalise une intention ou une impulsion. Ce seront aussi bien les actions réflexes déjà étudiées, que l'action de lutter, de fuir et même d'inhibition car ici l'inhibition de l'action est déjà une action au niveau du cerveau puisqu'en inhibant, nous agissons au niveau de notre organisme et provoquons ainsi des changements internes.
Deuxièmement, ce sera l'action faisant appel davantage à la création et c'est celle-ci, qui, dans le cas présent, nous intéressera. Cette action fera référence au " mélangeur ", le néo-cortex, qui se servira des pulsions du reptilien, des mémoires du limbique et enfin des informations enregistrées puis " mélangées " par lui-même.
Quelques rares privilégiés peuvent fuir l'inhibition dans la créativité sous toutes ses formes, artistiques ou scientifiques. Mais les vrais créateurs, qui n'arrivent pas à convaincre leurs contemporains de ce que leur vision originale du monde est une forme non conforme à la réalité, terminent souvent leur vie dans la psychose. Ils sont nombreux, et Van GOGH en est l'un des exemples les plus frappants. La liste est longue de ceux qui ont développé un imaginaire créateur d'un nouveau monde.
Malheureusement ce monde est rarement accepté par l'environnement social, aussi bien en art qu'en sciences, ce n'est fréquemment qu'après la mort du créateur que ce nouveau monde et celui-ci sont reconnus.
La création dans l'action peut avoir un sens plus modeste, sans connotation artistique, lorsqu'il s'agit d'imaginer une réponse adaptée à une situation problème. L'action alors entreprise sera créative car jamais vécue par l'individu. Le comportement adopté devient la résultante des expériences mémorisées auparavant, de la compréhension de la situation - problème rencontrée, de la possibilité d'adaptation au milieu environnant en fonction de la connaissance de son niveau d'équilibre et enfin de sa capacité à “mélanger” ou faire la synthèse de toutes ces données et informations pour répondre au mieux de son bien-être. Privilégier l'action devrait être la finalité de chaque individu car elle permet d'évoluer en ayant nécessairement de plus en plus de choix et de réponses à sa disposition.
Les comportements que nous avons pu aborder rapidement dans ce chapitre sont autant de comportements différents que l'être humain (en agissant) va mettre en œuvre selon les moments de son existence et selon l'environnement qui l'entoure. Il n'existe pas de hiérarchie entre ces comportements, ni de jugements de valeur à émettre si l'on considère que ces comportements ne sont que des réponses adaptées par l'individu en fonction des agressions que subit sa niche environnementale. Il faut cependant tenir compte du contexte dans lequel se situent ces comportements et faire très attention à ce genre de raisonnement car il pourrait justifier les actes les plus barbares, notamment lorsque le niveau d'organisation est celui d'un groupe, d'une ethnie ou d'un état se ressentant comme agressé et ainsi, excusé en tant que soi-disant " victime ". Le drame de la Bosnie ou celui du Rwanda en sont les exemples types les plus douloureux. De même, le contexte n'aura pas la même signification, lorsqu'il s'agira de fuir devant les nazis ou fuir une discussion avec son épouse. Et, oui, et SHAKESPEARE ne saurait nous démentir que la seule raison d'un être, c'est d'être. Mais il y a plusieurs façons d'être...